Enquêtes paritaires du CSE versus expertises externes : quelle réponse face aux situations de violences au travail ?

La prévention et la gestion des risques psychosociaux (RPS), notamment lorsqu’ils prennent la forme de violences au travail, restent des missions essentielles du Comité Social et Économique (CSE). Lorsque surgit une situation de harcèlement, d’agression ou d’autre forme de violence, le CSE peut se saisir de plusieurs leviers d’action. Parmi eux : l’enquête paritaire et le recours à une expertise externe pour risque grave. Ces deux approches ne s’opposent pas, mais leurs impacts, leur portée et leurs limites diffèrent. Dans les cas les plus sensibles, l’expertise s’impose souvent comme l’outil le plus pertinent.
L’enquête paritaire du CSE : un outil de premier recours
En cas d’accident du travail, d’incident grave ou d’alerte pour danger grave et imminent, le CSE dispose d’une prérogative forte : mener une enquête paritaire, généralement confiée à une délégation composée de représentants du personnel et de membres de la direction.
Cet outil présente plusieurs atouts :
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Rapidité de mise en œuvre, car elle dépend uniquement de la décision du CSE.
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Connaissance fine du terrain, grâce à la présence des élus de proximité.
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Souplesse, dans la mesure où elle peut être déclenchée à tout moment et selon des modalités définies par le règlement intérieur du CSE.
Cependant, cette approche connaît des limites majeures, surtout en cas de violences au travail, un sujet particulièrement complexe :
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Manque d’objectivité perçue : les parties prenantes peuvent douter de l’impartialité d’une enquête réalisée par des personnes internes à l’entreprise.
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Absence d’expertise technique : les élus, aussi impliqués soient-ils, ne disposent pas nécessairement des compétences pour analyser les causes systémiques de la violence ou des phénomènes de harcèlement moral.
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Difficulté à protéger les personnes auditionnées : la confidentialité des échanges est difficile à garantir lorsqu’on est “du même monde” que les personnes concernées, avec des risques de représailles ou de pressions.
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Crédibilité limitée : le rapport d’enquête, produit en interne, peut être contesté par l’employeur ou insuffisamment pris en compte dans des procédures judiciaires ou par l’Inspection du travail.
L’expertise pour risque grave : une garantie d’indépendance et de professionnalisme
Face à ces limites, l’expertise pour risque grave prévue par l’article L.2315-94 du Code du travail s’impose souvent comme le recours le plus adapté.
Cette expertise présente plusieurs avantages décisifs :
1. Une démarche indépendante et impartiale
Le recours à un expert agréé par le ministère du Travail garantit une neutralité que le CSE seul peut difficilement assurer. L’expert n’a aucun lien de subordination ou d’intérêts dans l’entreprise. Cette indépendance est un facteur clé pour sécuriser les constats et recommandations.
2. Une approche méthodologique rigoureuse
Les experts spécialisés en risques psychosociaux (RPS) disposent d’outils validés scientifiquement et d’une expérience solide sur des cas complexes. Ils sont formés pour conduire des entretiens sensibles, recueillir la parole des victimes et témoins dans un cadre sécurisé, et garantir la confidentialité des données.
3. Une analyse des causes systémiques
L’expert ne se contente pas d’un état des lieux ou d’un simple recueil de faits. Il analyse les facteurs organisationnels, managériaux et culturels qui favorisent l’émergence ou le maintien des situations de violence. Cette profondeur d’analyse permet de dépasser le traitement individuel des situations pour poser un diagnostic global.
4. Un rapport opposable et mobilisable
Le rapport d’expertise est remis au CSE et à l’employeur et devient un document officiel qui peut être mobilisé en justice, auprès de l’Inspection du travail ou de la médecine du travail. Il engage la responsabilité de l’employeur, qui a une obligation de résultats en matière de santé et sécurité.
5. Une dynamique de prévention et d’amélioration
Au-delà du diagnostic, l’expert propose des pistes d’action concrètes et adaptées, souvent indispensables pour enclencher une vraie dynamique de prévention primaire. L’objectif est d’éviter la répétition des faits et de restaurer un climat de travail sain.
Quand l’expertise devient indispensable
Certains contextes rendent le recours à l’expertise non seulement pertinent, mais incontournable :
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Suspicion de harcèlement moral ou sexuel impliquant des membres de la hiérarchie ou de la direction.
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Climat social fortement dégradé avec risques psychosociaux généralisés.
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Multiplicité des signalements de violences, conflits ou incivilités.
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Manquement de l’employeur dans ses obligations de prévention ou de suivi des alertes.
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Difficulté à mener une enquête interne sereinement, du fait d’un climat de méfiance ou de peur.
Conclusion : la complémentarité, mais une supériorité stratégique de l’expertise
L’enquête paritaire reste un outil de proximité et d’alerte, utile pour documenter une situation et déclencher des actions immédiates. Mais dans les cas de violences avérées ou suspectées, l’enjeu dépasse la capacité d’un simple comité interne. L’expertise pour risque grave donne au CSE les moyens d’agir en profondeur, de protéger les salariés et d’engager la responsabilité de l’employeur.
Refuser le recours à l’expertise, c’est prendre le risque de passer à côté des causes réelles des violences et de laisser perdurer des pratiques délétères. Le respect du droit à la sécurité des salariés passe par une mobilisation pleine et entière des outils à disposition du CSE… et l’expertise est l’un des plus puissants.
📌 Encart pratique : Comment déclencher une expertise pour risque grave ?
👉 1. Identifier le risque grave
Le déclenchement d’une expertise s’appuie sur l’existence d’un risque grave, identifié et actuel, qu’il soit révélé ou non par un accident du travail ou une maladie professionnelle.
Cela peut résulter :
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D’un signalement par un salarié ou un représentant du personnel.
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D’une enquête paritaire du CSE qui met à jour une situation préoccupante.
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D’un rapport de la médecine du travail ou de l’inspection du travail.
⚠️ Il n’est pas nécessaire de prouver la gravité. Il suffit de présumer un risque grave et de le documenter a minima pour justifier la délibération du CSE.
👉 2. Réunir le CSE en réunion plénière
L’expertise doit être décidée par un vote en réunion plénière du CSE, à la majorité des membres présents (pas besoin d’unanimité).
Ce que doit contenir la résolution :
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Le motif précis de l’expertise (« risques graves pour la santé des salariés du fait de… »).
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Le choix de l’expert, obligatoirement agréé par le ministère du Travail pour les risques professionnels (consulter la liste officielle).
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La mention que l’expertise se fonde sur l’article L.2315-94 du Code du travail.
👉 3. Notifier la décision à l’employeur
Le CSE notifie sa délibération à l’employeur. Celui-ci doit ensuite :
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Confirmer par écrit la prise en charge financière (100 % à sa charge, sauf contestation).
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Faciliter l’accès aux documents demandés par l’expert et l’organisation de ses interventions.
⚠️ Contestation de l’employeur : L’employeur peut contester l’expertise devant le tribunal judiciaire, dans un délai de 10 jours après notification. Mais le recours n’est pas suspensif, l’expert peut commencer sa mission immédiatement.
👉 4. Déroulement de l’expertise
L’expert procède à :
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Des entretiens individuels ou collectifs, confidentiels.
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L’analyse de documents (DUERP, rapports internes, etc.).
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La rédaction d’un rapport avec constats et recommandations.
Le CSE dispose d’un délai d’un mois après réception du rapport pour formuler son avis en réunion plénière.
👉 5. Après l’expertise : décider et agir
L’expertise est un levier pour :
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Émettre des préconisations et demandes précises à l’employeur.
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Proposer un plan d’action de prévention ou d’accompagnement des salariés.
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Faire valoir ses droits auprès des autorités (Inspection du travail, médecine du travail).
🔎 Références légales utiles :
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Article L.2315-94 du Code du travail : Expertise pour risque grave.
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Article R.2315-45 : Modalités pratiques de l’expertise.
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Liste des experts agréés RPS : sur le site du ministère du Travail.